Papillon

Un papillon vivait autrefois sur une petite ile. Il rêvait de voyager à travers le monde pour apprendre la sagesse. « Mais moi qui suis si faible, se disait-il, comment pourrais-je parcourir les milliers de kilomètres me séparant de l’Afrique, de la Russie ou du Japon ? » Ses congénères le raillaient souvent en raison de ses aspirations singulières. Son père lui disait : « Tu n’es qu’un papillon, vas butiner et t’engraisser comme tes camarades ! Regarde comme tu es maigre ! » Il vit un jour un artiste sortir un vieux livre de peinture de son grenier. N’y tenant plus de rester là, il eut l’idée de se cacher dans le livre. « Les artistes voyagent beaucoup, se dit-il, je partirais avec lui. » Il replia ses ailes et se faufila entre les pages. Le soir, alors qu’il était ainsi caché, l’artiste feuilleta l’ouvrage. De peur de se faire remarquer, le passager clandestin déploya ses ailes aussi largement qu’une page et s’agrippa à la reliure. « Quelle peinture admirable, s’exclama le peintre ! » Sans attendre, celui-ci prit ses pinceaux et sa peinture, et réalisa une toile semblable aux ailes du papillon. L’insecte, flatté par ce succès, décida de s’orner de couleurs encore plus belles le lendemain. Lorsque le peintre ouvrit le livre, il s’émerveilla : « quelle peinture ravissante ! » Chaque jour, le papillon s’orna ainsi de couleurs nouvelles. « C’est un livre magique, pensa l’homme, il change chaque jour de couleur ! »

L’artiste composa une collection de peintures qui lui valurent bientôt la célébrité. Bien sûr, l’insecte s’attribua toute la gloire, et, flatté par les regards admiratifs, son orgueil se mit bien vite à gonfler. Lui qui était jadis la risée de ses camarades, était maintenant contemplé par tous pour sa beauté sans égale. Il en oublia ses projets de voyage. L’orgueil l’avait détourné de ses nobles aspirations. Mais l’histoire du livre commença à s’ébruiter et son propriétaire dut enfermer celui-ci dans un coffre. Hélas, à force de manger excessivement dans les meilleurs restaurants et les banquets où il était invité, le peintre tomba malade. Le papillon resta donc un long moment prisonnier dans l’obscurité du coffre. Il se débattit, cria, pleura, mais en vain : la porte restait fermée et l’obscurité était totale. Il resta si longtemps enfermé qu’il faillit en mourir de désespoir. Ce fut l’occasion pour lui de repenser à ses projets de voyage : « L’ambition et le narcissisme m’ont trompé, se dit-il ! Qu’ai-je gagné à être admiré des gens ? Si je sors d’ici, je reprendrais la route. »

Finalement, le peintre fut guéri. Il sortit le livre du coffre et l’ouvrit. Mais là, ô merveille, une page transparente se détacha : le papillon s’envola. Il allait sortir par la fenêtre, quand l’homme l’interpela : « Attends ! Pourquoi pars-tu ? » Le papillon lui raconta son histoire. Le peintre lui dit alors : « Que vas-tu faire sans tes couleurs ? » L’insecte répondit : « Avec mes couleurs, je ne remplissais qu’une page. Avec ma transparence, ce sont toutes les pages qui me remplissent ! »

Érable

Je passais en forêt sous la ramure d’un bel arbre.

– Bonjour grand arbre, lui dis-je. »

– Pourquoi me qualifier d’arbre, répondit-il ! N’as-tu pas de nom plus précis ? »

– Désolé, lui dis-je, tu es assurément un érable.

– Est-ce là tout ?

– tu es un Acer rubrum, lui dis-je, fier de connaître ce nom latin le classifiant avec précision.

– As-tu décidé de me déprécier en ce jour ?

– C’est toute l’étendue de ma science, hélas. Comment dois-je t’appeler ?

– Et quel nom pourrais-tu donner à un être qui ne sera pas semblable demain, et pas même dans un instant.

– Que puis-je donc faire, lui dis-je ?

– Appelle-moi « contemplé », tu seras sûr de ne pas faire erreur.

Je repassai le lendemain sous sa ramure et m’adressai à lui :

– Bonjour « contemplé ». Te rappelles-tu de moi ? Je suis passé hier.

– Je me souviens que quelqu’un est passé hier, mais ce n’était pas toi.

– Je te jure pourtant que c’était bien moi.

– J’ai bien regardé, et je peux t’assurer que ce n’était pas toi.

– Ta mémoire te joue des tours, c’était moi.

– Tu n’as donc encore rien compris. Ça ne pouvait pas être toi, car nul n’est comme toi.

– Ne suis-je pas moi-même ?

– Si, c’est ce que je me tue à te dire : tu es toi, et non pas ce quelqu’un d’autre qui est passé hier.

– Alors suis-je aussi un « contemplé » ? 

– Oui, de mon point de vue à moi. Mais de ton point de vue à toi, tu es l’observateur. Tu peux donc te nommer « le contemplateur ».

Je repassai le lendemain sous sa ramure et lui dit :

– Bonjour « contemplé », je suis « le contemplateur ».

– Bien le bonjour, cher « moi », me dit-il.

– Comment peux-tu me nommer « moi » alors que c’est toi-même qui m’as enseigné qu’il n’y a qu’un seul moi.

– En effet, mais ne sommes-nous pas tous deux « le contemplateur » qui voit « le contemplé » ?

Je repassais le lendemain sous sa ramure et lui dis :

– Bonjour « moi ».

– Bonjour « nous », me répondit-il.

Le lendemain, il repassa sous ma ramure.

Sous-marin 

Une femme aimait éperdument le voyage. Elle habitait au bord de la mer et passait son temps à regarder l’horizon, pensant à son prochain périple. Hélas, le jour où elle eut visité tous les pays du monde, son humeur devint très morose. Elle s’enferma chez elle avec ses photos souvenirs et commença à dépérir. Alors qu’elle était sur le point de mourir de chagrin, un explorateur aux cheveux blancs entendit parler d’elle et vint la trouver :

–              Je connais une ile extraordinaire où vous n’êtes jamais allé, mais il est très difficile de s’y rendre. Voulez-vous entreprendre ce voyage avec moi ?

La femme sauta de son canapé :

–              Quand partons-nous ?

–              Tout de suite.

Il y avait dans le village un très joli port, bordé de fleurs. Vus de la mer, les bateaux de plaisance aux voiles colorées concentraient sur les murs blancs du village une riche palette de peinture.

–              Il faut que nous prenions ce sous-marin, expliqua l’explorateur.

–              Allons-y, répondit la voyageuse sans hésiter !

–              Mais je dois vous prévenir que le voyage sera long.

–              Ne vous en faites pas, j’ai tout mon temps. Dans le voyage tout est bon : l’aller, la visite et le retour.

–              Très bien, vous devez également suivre mes consignes à la lettre et ne pas demander quand nous arriverons.

–              A vos ordres mon capitaine !

–              Dans ce cas, vous devez laisser les provisions que vous avez apportées, car elles ne conviennent pas au voyage sous-marin, et j’ai déjà tout prévu à bord.

–              Entendu !

Une fois à l’intérieur de l’engin, la femme s’étonna de voir que tout était blanc : les parois étaient blanches, les meubles étaient blancs, les appareils étaient blancs. Même la nourriture était blanche : du riz, du lait, du chou blanc, des haricots blancs, du fromage, de la glace à la vanille, de la crème chantilly, de la meringue, des boules de noix de coco, etc.

L’homme lui demanda de se rendre dans sa cabine et de revêtir la tenue d’équipage qui s’y trouvaient. Évidemment, c’était une blouse toute blanche !

La femme était ravie de cette originalité. « Cet explorateur est plutôt excentrique, se dit-elle, je ne vais pas m’ennuyer avec lui ! »

Le sous-marin descendit rapidement dans les profondeurs sombres de la mer. L’explorateur-capitaine tira des volets blancs, et le voyage commença.

Le premier jour, la femme écouta les récits de son compagnon et passa un bon moment. Le deuxième jour, elle lui fit des confidences et ne vit pas le temps passer. Le troisième jour, elle lut tous les livres blancs que le capitaine avait mis dans sa cabine. Le quatrième jour, elle commença à trouver le temps long. Le cinquième jour, elle se mit à tourner dans le sous-marin avec impatience. Le sixième jour, elle demanda à l’explorateur combien de jours de voyage il leur restait. À quoi l’homme répondit, en fronçant ses sourcils blancs :

–              Nous avions un marché !

–              Je voulais juste savoir si…

Le capitaine l’interrompit :

–              Prenez votre mal en patience !

La pauvre femme se tut pendant trois autres jours, puis vint retrouver le capitaine. Dès qu’il la vit, celui-ci fronça les sourcils. Elle fit demi-tour et repartit dans sa cabine blanche. Les jours passèrent. Elle n’en pouvait plus de manger de la nourriture blanche dans un sous-marin blanc, accompagné par un explorateur aux cheveux blancs. Un mois passa, puis deux, puis trois.

Alors qu’elle avait renoncé à arriver un jour, et qu’elle avait calmé sa tempête intérieure, le capitaine vint la trouver et lui cria d’un ton enthousiaste :

–              Nous sommes arrivés !

La voyageuse se leva de son lit tranquillement et le suivit. Le sas s’ouvrit. Ces bateaux aux voiles multicolores, ces jardins fleuris, c’était le port de son village ! Mais elle voyait alors les couleurs si vivantes, et la vie si colorée !

Elle se tourna vers l’explorateur, lequel avait enfilé un béret jaune et rouge, et lui dit :

–              Vous m’avez emmenée plus loin que je ne l’espérais !

Le caravanier

Il y avait jadis un caravanier qui parcourait le désert. Il faisait souvent escale dans des oasis. Les gens, qui étaient sensibles à sa noble moralité, lui proposaient souvent de s’installer par chez eux, et parfois même de lui donner un logis et des terres. Un jour quelqu’un l’apostropha :

  • À quoi bon parcourir la terre ? Quel but poursuis-tu ?
  • Je veux voir le pied de l’horizon, répondit-il. Quand je l’aurai atteint, je m’établirai.

Les gens s’esclaffèrent de rire. Et l’un d’eux lui lança avec mépris :

  • Ne sais-tu pas que la terre est ronde ?

Le caravanier essuya l’affront sans s’émouvoir. Et après un instant, il demanda simplement :

  • Et vous, quel but poursuivez-vous ?

Un jeune homme lui dit avec une assurance insolente :

  • Nous cherchons la prospérité. Nous participons à enrichir la société et à rendre ainsi les gens heureux.

Un savant du village l’interrompit :

  • N’écoute pas ce jeune sot : si les gens s’enrichissent mais se querellent, nul bien matériel ne leur procurera le bonheur. L’important c’est la connaissance, et nous autres savants, nous avons pour but d’atteindre la certitude.

Là, le caravanier leur dit :

  • La certitude dites-vous ? Mais ne savez-vous pas que le cœur est rond ?